« Vous parlez Français ? » À l’autre bout du fil, Ewa Staub répond par un modeste « Je m’efforce. » En réalité, elle maîtrise parfaitement la langue. Cette Polonaise d’origine est installée en Suisse romande depuis quinze ans. Elle a décidé de se lancer dans un métier promis à un bel avenir, celui d’agent de tourisme médical. L’affaire a été montée en collaboration avec l’un des principaux groupes spécialistes de ce type de voyages à destination de la Pologne, auquel ont déjà fait confiance plus d’un millier d’Européens.
Un vrai tour-opérateur en prestations de santé, qui assure au client-patient une prise en charge complète, du billet d’avion au rendez-vous avec le praticien en passant par la chambre en hôtel cinq étoiles, l’assistant-traducteur personnel et les éventuelles visites touristiques. Au catalogue, des dizaines d’interventions et de traitements sont proposés en chirurgie plastique, chirurgie vasculaire, orthopédie, gynécologie, neurochirurgie, dentaire, cardiologie, traitement de l’infertilité, ophtalmologie… Le tout à prix cassés.
Assiste-t-on à la naissance d’une nouvelle forme de tourisme ? Pas exactement. Cela fait des décennies que des patients choisissent d’aller se faire soigner et opérer hors de leurs frontières. Mais le mouvement connaît désormais un essor considérable, dont la plupart des pays émergents tentent de tirer profit.
Au Sud, les prestations de santé coûtent entre deux et dix fois moins cher que dans les pays industrialisés, d’où proviennent la majorité des voyageurs, pour une qualité de service et de soin réputée au moins aussi bonne. Médecins et chirurgiens formés dans les universités occidentales, cliniques luxueuses, matériel dernier cri : tout est fait pour convaincre le visiteur qu’il se trouve entre de bonnes mains.
Évidemment, là où existent des systèmes de sécurité sociale très protecteurs, l’argument économique ne pèse guère. C’est ce qui explique que les Français restent assez peu nombreux à faire le voyage (quelques milliers de personnes par an), contrairement aux Américains, contraints de payer de leur poche la plupart de leurs dépenses de santé. Mais, aux États-Unis comme ailleurs, le tourisme médical prospère surtout grâce à la chirurgie esthétique et aux soins dits de confort. Des prestations rarement ou très mal remboursées dans les pays développés.
Voilà comment la Thaïlande, connue pour ses plages paradisiaques, est aussi devenue La Mecque de la chirurgie plastique et l’île Maurice, la destination reine pour les implants capillaires. En Afrique du Sud, le pack touristique associe lifting et safari moyennant un chèque de 11 000 euros, dont 3 500 pour l’intervention, alors que la seule opération coûte, au Royaume-Uni, entre 10 000 et 15 000 euros.
Idem en Bolivie, où l’on vante les beautés de la forêt amazonienne pour vendre des traitements contre l’obésité. La chirurgie bariatrique, qui permet notamment de réduire la taille de l’estomac, est ici annoncée à 7 500 euros, contre 20 000 en France. Le prix inclut même dix nuits en hôtel cinq étoiles et trois consultations supplémentaires en clinique dentaire ou chez des spécialistes de traitements au laser. Sait-on jamais…
L’État français met en garde les agences de voyages
Ce tourisme peut-il s’étendre, à terme, à d’autres types de soins ou d’interventions chirurgicales, plus lourds ? Difficile à dire. « Des opérations cardiovasculaires, par exemple, nécessitent une longue hospitalisation, explique Ewa Staub. Le patient ne peut pas reprendre son avion et rentrer chez lui au bout de deux ou trois jours. » Pourtant, le mouvement semble bel et bien engagé. L’Inde pourrait d’ailleurs s’imposer comme le poids lourd de ce marché médical mondialisé. On estime que plus de 100 000 étrangers choisissent déjà d’aller s’y faire soigner chaque année. Une opération du cœur coûte là-bas moins de 3 000 euros, cinq fois moins qu’en Europe, dix fois moins qu’aux États-Unis.
Plus près de chez nous, des établissements installés au Maroc ou en Tunisie, qui font déjà le plein de visiteuses en quête d’implants mammaires – une opération y coûte environ 2 500 euros, soit 30 à 50 % de moins que dans l’Hexagone – veulent aller plus loin et ambitionnent de devenir de vraies succursales des hôpitaux européens.
Mais en France, les autorités restent extrêmement prudentes. Les ministères de la Santé et du Tourisme ont conjointement publié, en juillet 2005, une mise en garde à l’attention des voyageurs. Le texte rappelle notamment l’absence de garanties tenant « à la qualification des médecins […], aux conditions de la pratique de l’anesthésie, mais aussi au respect des règles d’hygiène et d’asepsie ». Même si aucune complication grave ne semble avoir été recensée jusqu’à présent, le risque existe. Une fois revenu de voyage, le patient ne bénéficie pas de réel suivi postopératoire. En cas de problème urgent, c’est souvent à un chirurgien français qu’il devra s’adresser.
La mise en garde ministérielle interdit aussi aux agences de tourisme françaises de contribuer à la vente d’actes médicaux, sous peine d’un retrait de licence. Mais les tour-opérateurs basés à l’étranger, eux, ne subissent aucune restriction. Sur le web, les offres continuent donc à pulluler et dissimulent parfois des escroqueries. Il suffit d’à peine quelques minutes de recherches pour tomber sur ce site d’un prétendu cabinet se présentant comme « un acteur majeur sur le marché français du tourisme médical ». Tout y est : des établissements « recommandés par tous les organismes internationaux », « des chirurgiens hautement qualifiés et spécialisés », une charte déontologique, « un devis complet et détaillé », une interminable liste d’opérations et de traitements possibles, le tout sur fond de photos promotionnelles. En réalité, et après rapide enquête, rien d’autre qu’une arnaque en bonne et due forme.
Mais les voyagistes ne sont pas les seuls sur le coup. Les grands groupes d’assurance aussi s’y sont mis. Aux États-Unis, ce sont eux qui envoient leurs clients se faire soigner à l’étranger, dans des établissements partenaires. L’hôpital Édouard-Herriot de Lyon, par exemple, a été désigné l’un des dix meilleurs centres mondiaux de santé par l’hebdomadaire américain Newsweek en octobre 2006, avec une mention spéciale pour les transplantations.
Mais ce mouvement d’internationalisation des systèmes et des prestations de santé, sur fond d’enjeux économiques, éthiques et médicaux, ne risque-t-il pas de conduire à une confusion des genres ?
La question se pose de manière particulièrement aiguë au sein de l’Union européenne. Le tourisme médical intracommunautaire, ce qu’à Bruxelles on appelle les « soins transfrontaliers », est en constante augmentation. Dans les pays de l’Est, récemment intégrés, la médecine dentaire “low-cost” prospère à toute allure. On y pose, à la chaîne, des couronnes, bridges et autres implants à des prix défiant toute concurrence. La ville hongroise de Sopron, à la frontière avec l’Autriche, compte ainsi pas moins de 400 dentistes pour seulement 50 000 habitants… Une couronne en céramique coûte moins de 200 euros (deux à cinq fois moins cher qu’en France), un bridge ou un implant environ 700 euros (contre 900 à 1 500 chez nous).Le phénomène ne touche pas seulement les soins de confort. Au Royaume-Uni, les listes d’attente pour une opération en hôpital public sont si longues que les patients, lassés de se morfondre, préfèrent s’exiler en France ou en Belgique. En mai 2006, la Cour européenne de justice a d’ailleurs donné raison à l’un d’entre eux, Yvonne Watts, venue se faire opérer de la hanche à Abbeville mais que le NHS, la sécurité sociale britannique, refusait de rembourser.La décision pourrait faire jurisprudence car, jusqu’alors, tout ressortissant européen était tenu de demander à sa caisse nationale de sécurité sociale une autorisation préalable, via le formulaire E112, avant d’aller subir un traitement médical dans un autre État membre. Une autorisation qui avait été refusée à Yvonne Watts. Marie, elle, a trouvé une autre astuce. Cette jeune Française installée à Paris a réussi à obtenir le remboursement de ses deux accouchements en Belgique grâce au formulaire E111, qui couvre les soins imprévus reçus dans l’Union européenne. « Je voulais accoucher de manière naturelle, en particulier dans l’eau, explique-t-elle. En France, ça ne se fait quasiment nulle part. En cherchant sur Internet, j’ai découvert que cette pratique existait depuis vingt-cinq ans à Ostende. Je m’y suis simplement rendu huit jours avant le terme et j’ai patienté dans un hôtel. »
Ewa Staub, elle, veut aller plus loin. « Tout citoyen européen devrait pouvoir choisir son spécialiste où il veut dans l’Union », affirme-t-elle. Il faudrait pour cela un véritable espace européen de la santé, encadré et régulé, permettant de concilier liberté économique et accès de tous aux soins.
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